Jurnees eurasistes | Rennes | 22.09.04 |
Eurasisme en France
Mercredi 22 septembre s’est tenu à l’Université Rennes 2 dans le cadre de la composante GRIIRER (Groupe de Recherches Interdisciplinaires sur l’Identité Russe dans l’Espace Russophone du CEE (Centre d’Etudes Eurasiatiques) une journée d’études intitulée Eurasisme et néo-eurasisme, Deux idéologies de l’empire russe au XXe siècle.
Le but de cette journée était de tenter l’analyse de l’idéologie des néo-eurasiens en confrontant son principal porte-parole Alexandre Douguine et quelques spécialistes de la question.
La problématique a été introduite par Michel Grabar, Maître de Conférences en littérature et civilisation russes à Rennes 2 et Directeur du GRIIRER qui eut l’initiative d’organiser cette journée. Dans son exposé intitulé L’idéologie des (néo)- eurasiens dans le contexte de la (re)-construction de l’identité russe, Michel Grabar a cherché à définir le lieu de l’idéologie des néoeurasiens, tant dans l’histoire de la construction de l’identité russe (depuis les débats entre slavophiles et occidentalistes au XIXe siècle jusqu’à la reconstruction de l’identité dans l’émigration de l’entre deux guerres - et incidemment dans les débats entre les Eurasiens et leurs détracteurs ) que dans le magma intellectuel post-soviétique, où le vide idéologique laissé par l’abandon du communisme a laissé la place à des idéologies syncrétistes et contradictoires comme le néoeurasisme. Pour lancer le débat, Michel Grabar a posé la question de savoir si le néoeurasisme ne serait pas l’idéologie réelle ou phantasmée de la Russie de Poutine.
A.Douguine, M.Grabar, Z.Seipicheva
Alexandre Douguine qui a pris la parole ensuite a pu tenter à sa manière de répondre a cette délicate question. Dans son exposé en français intitulé L’eurasisme comme concept post -moderne, l’Eurasie comme projet post-moderne Alexandre Douguine a d’abord inscrit le néoeurasime dans la contemporanéïté, en tentant de situer le néoeurasisme dans les grands débats d’idées de la fin du XXe siècle. Le néoeurasime, selon lui, comme toutes les idéologies niant la thèse de la fin de l’histoire développée par le chercheur américain Françis Fukuyama s’inscrit dans un vaste mouvement de réaction au libéralisme masquant en réalité une hégémonie du modèle sociétal américain. Si le monde peut être divisé entre l’Ouest et « le reste », la Russie suffisamment proche de l’Ouest pour le comprendre et s’en démarquer, peut être amenée à exercer le leadership de ce « reste » qui s’appuie sur la société traditionnelle. Justifiant la polysémie du terme d’Eurasie et son caractère flou, Alexandre Douguine en tire justement sa force tant sur le plan théorique (dans la mesure où il est post-moderne au sens où il donne sa place à ce qui avait été évacué par la modernité : le religieux, l’ethnique etc…) que sur le plan pratique puisqu’il il revêt un sens particulier pour ceux qui en usent, du Président du Kazakhstan Nazarbaiev à tel observatoire universitaire de l’espace post-soviétique.
M.Laruelle, M.Grabar, A.Douguine, Z.Seipicheva, P.Kuznetsov
La matinée s’est achevée par l’exposé de Zaouré Seipisheva, jeune chercheur de l’Institut géopolitique d’Astana qui a réfléchi à la pertinence du modèle eurasiatique pour décrire la construction de l’identité kazakhe. Zaouré Seipisheva a exposé les thèses officielles de Noursoultan Nazarbaiev et les a comparées à celles des ses détracteurs nationalistes (A. Gali) ou même à celles de l’ « Empire libéral » d’Anatoly Tchoubaïs qui a soulevé une vague d’indignation au Kazakhstan, dans la mesure où sous couvert de libéralisme, il s’agirait d’un avatar du néocolonialisme russe.
M.Laruelle, M.Grabar, A.Douguine, Z.Seipicheva, P.Kuznetsov
La séance de l’après-midi s’est ouverte par l’exposé de Marlène Laruelle, chercheur à l’Institut Français d’Etudes sur l’Asie Centrale (IFEAC) de Tachkent et spécialiste tant des Eurasiens que des néoeurasiens intitulé Les difficiles relations des néoeurasistes au champ politique : entrisme dans les structures et indifférence envers l’opinion publique. Marlène Laruelle a cherché à démontré que le néoeurasisme tente d agir plus par son action sur les élites (en Russie comme au Kazakhstan) qui détiennent le pouvoir que par son action sur l’opinion publique, qui par la constitution de partis pourraient chercher à conquérir ce pouvoir. En outre, Marlène Laruelle s’est demandé s’il y a continuité entre l’eurasisme des eurasiens qui était une Weltanschauung et la doctrine des néoeurasiens qui est plutôt une idéologie.
A.Douguine, P.Kuznetsov
Pavel Kuznetsov, philosophe et éditeur indépendant de Saint-Pétersbourg dans son exposé Problèmes et contradiction du néoeurasisme en Russie, histoire et actualité de la question a montré que le néoeurasime dans son utilisation dévoyée des concepts occidentaux (postmodernisme, géopolitique) relève d’une déception par rapport à l’occident comme cela avait été le cas déjà avec les Eurasiens. D’ailleurs, a-t-il précisé, paradoxalement puisqu’elle était au contact direct de l’Orient, la Russie a découvert de façon très caractéristique les grands textes de l’Orient (Coran, Upanishads, etc…) en traduction…
Enfin, Anton Koslov de l’Université américaine de Paris dans sa communication très géopolitique intitulée l’Asie comme base de repli de la politique étrangère russe< /i> a montré qu’à chaque fois que la Russie a essuyé un revers dans sa politique en Europe occidentale, elle a renforcé sa position en Asie. Peut-être, a-t-il indiqué, la politique asiatique de la Russie aujourd’hui, qui s’appuie effectivement, selon lui, sur une idéologie eurasienne, lui permettra de renouer à partir d’une position renforcée géopolitiquement un dialogue rendu difficile aujourd’hui avec l’Ouest en raison de la Tchétchénie et de l’autoritarisme poutinien.
Les débats formels (dans le jeu des questions et des réponses à l’Université ) et informels (lors des repas et discussions en a parte) ont été l’occasion de mettre en contact, peut-être pour la première fois en l’espèce, l’objet d’un champ de recherche: le (néo)- eurasisme représenté par son idéologue majeur Alexandre Douguine et des chercheurs pas nécessairement acquis à cette cause. Les textes de cette journée d’étude seront réunis et édités rapidement pour qu’à l’échange oral succède un dialogue intertextuel qui, espérons-le, offrira une clé interprétative supplémentaire aux phénomènes identitaires dans l’espace post-soviétique.
Michel Grabar
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